Chaque année, le Japon accueille l’un de ses plus grands spectacles naturels : la floraison des cerisiers, ou sakura. Ce moment poétique, éphémère, fascine autant qu’il émeut. Il incarne à lui seul un rapport très singulier au temps, à la beauté… et à l’invisible. L’odeur au Japon est perçue de la même manière : comme un souffle discret, porteur de mémoire, de culture, de spiritualité.

À la croisée de l’art, du soin et du silence, la parfumerie japonaise se distingue par son extrême délicatesse. Subtile, presque méditative, elle oscille entre héritage traditionnel et modernité technologique. Dans cet article, nous partons à la découverte de cet univers sensoriel unique, à travers ses fondements historiques, ses marques emblématiques, et les tendances qui dessinent son avenir.
Histoire et tradition olfactive au Japon
L’histoire olfactive du Japon ne commence pas avec le parfum tel qu’on l’entend en Occident, mais avec l’encens, dont l’usage remonte à plus de 1 400 ans. Dès l’époque de Nara (VIIIe siècle), les Japonais utilisaient les bois odorants importés d’Asie du Sud-Est pour des rituels religieux bouddhistes. Ces matières étaient si précieuses qu’elles étaient conservées comme des trésors impériaux. L’un des bois les plus emblématiques, le jinkō (bois d’agar, ou encore bois de oud), est encore aujourd’hui considéré comme un ingrédient noble, sacré et mystérieux.
Mais l’apogée de cette culture olfactive se manifeste à l’époque Heian (794–1185), avec la codification du Kōdō, littéralement “la voie des odeurs”. Moins connu que l’ikebana (art floral) ou la cérémonie du thé, le Kōdō est pourtant l’un des trois grands arts traditionnels japonais. Il consiste à “écouter” les effluves d’un encens chauffé, et non brûlé, afin d’en saisir les différentes nuances. Ce n’est pas une simple expérience sensorielle : c’est une pratique spirituelle et esthétique, qui invite au calme, à la concentration, et à l’introspection.
Chaque bois possède un profil olfactif propre, souvent poétique : un encens peut être qualifié de “calme comme une mer au petit matin”, ou “lumineux comme une fleur de prunier en hiver”. Le rapport au parfum est donc intimement lié à l’imaginaire, à la saisonnalité, et à l’instant.
Contrairement à la parfumerie occidentale qui valorise l’expressivité, voire l’opulence, le Japon a longtemps cultivé une esthétique de la retenue. L’odeur n’est jamais envahissante ; elle est au service d’une ambiance, d’un état d’âme. Dans la tradition japonaise, porter une odeur trop présente pouvait être perçu comme un manque de raffinement, voire comme un acte égoïste.
On retrouve ce rapport subtil à l’odeur jusque dans les vêtements traditionnels : les kimonos étaient souvent imprégnés de délicates fumigations d’encens, une technique appelée takimono, utilisée aussi bien pour séduire que pour signifier une appartenance sociale.
Aujourd’hui encore, certains rituels perdurent. Il existe des cercles de Kōdō dans plusieurs grandes villes japonaises, où l’on pratique cet art dans des conditions codifiées. De même, l’influence du Kōdō se retrouve dans la parfumerie contemporaine japonaise : discrétion, précision, respect du silence olfactif.
Et au cœur de cette tradition olfactive, une image persiste, fragile et évocatrice : celle des cerisiers en fleurs. Éphémères, ils symbolisent à la fois la beauté transitoire et la puissance du moment présent. Une odeur, au Japon, c’est comme un pétale de sakura : elle existe, puis disparaît, sans jamais chercher à s’imposer.
La parfumerie moderne et ses spécificités au Japon
La parfumerie japonaise moderne ne s’est pas construite en rupture avec les traditions, mais plutôt dans une forme de continuité silencieuse. Si les influences occidentales ont permis l’essor de parfums liquides dans le courant du XXe siècle, le Japon a très tôt choisi d’adapter cette parfumerie à sa sensibilité olfactive propre, plutôt que de la calquer.
Ici, le parfum n’est pas un vecteur de séduction affirmée ni un accessoire de pouvoir. Il est un prolongement discret de soi, à la frontière entre le soin, l’intime et l’émotion. On recherche la légèreté, la transparence, des notes aériennes et fraîches qui se font presque imperceptibles à l’entourage.
Les accords préférés ? Le thé vert, le yuzu, les bois blancs, les floraux aquatiques, le musc propre ou encore le shiso, cette herbe aromatique aux facettes à la fois mentholées et vertes.
On parle d’ailleurs souvent au Japon de clean scent ou de skin scent : des parfums de peau, qui évoquent plus qu’ils n’affirment. À l’inverse des sillages puissants très présents en Europe ou au Moyen-Orient, le parfum japonais respecte la bulle olfactive de l’autre. On ne le porte pas pour être remarqué, mais pour se sentir aligné avec soi-même. Ce rapport à l’odeur est façonné par des valeurs culturelles profondes : politesse, pudeur, harmonie.
Des maisons comme Shiseido, pionnière depuis 1917 avec Hanatsubaki, ou encore Kenzo avec Kenzo pour Homme en 1991, ont su incarner cette esthétique olfactive nippone à l’international. Aujourd’hui, des marques plus confidentielles comme Parfum Satori, Flora Notis by Jill Stuart, ou encore THREE approfondissent cette voie avec des compositions souvent minimalistes, mais émotionnellement très puissantes.
Le packaging aussi suit cette logique : design épuré, teintes douces, flacons légers aux lignes sobres, souvent inspirés de la nature ou des rituels quotidiens. Le soin apporté à l’objet est tout aussi important que le jus qu’il contient, dans une optique d’élégance globale et de beauté silencieuse.

Et dans ce paysage délicat, les cerisiers en fleurs occupent une place à part. Ils reviennent chaque année comme un parfum immatériel, inscrit dans la mémoire collective. Ce symbole de fugacité, de beauté fragile, continue d’inspirer les parfumeurs japonais modernes, qui tentent parfois de traduire le sakura en odeur, sans jamais le figer, toujours dans une forme de suggestion poétique.
L’industrie de la parfumerie au Japon
Loin des projecteurs médiatiques de Grasse ou de Paris, l’industrie de la parfumerie japonaise s’est développée dans une logique plus souterraine, mais non moins ambitieuse. Elle repose sur des piliers solides, à commencer par de grands groupes cosmétiques comme Shiseido, Kao, Pola Orbis ou encore Kanebo, qui possèdent tous leurs propres laboratoires de recherche, chaînes de production et marques parfum.
Le marché domestique est structuré autour de trois grands axes : les parfums personnels, les parfums d’ambiance, et les soins parfumés (brumes, huiles, lotions, etc.). Contrairement à l’Europe où le parfum se vit souvent comme une déclaration identitaire, le Japon privilégie les usages doux et les applications subtiles, souvent hybrides entre parfum, soin, et bien-être.
Un point crucial dans la stratégie des marques japonaises : l’innovation technologique. Ici, on ne se contente pas de composer des accords, on invente aussi des nouvelles formes de diffusion, des textures légères, ou encore des parfums encapsulés qui se libèrent au fil de la journée. Certaines marques développent même des textiles imprégnés de microcapsules odorantes, activées par le frottement ou la chaleur du corps.
Les normes de formulation sont également plus strictes qu’en Europe : les parfums doivent être non allergènes, sans alcool ou presque, avec une tenue contrôlée pour ne pas heurter l’entourage. C’est ce qui explique la domination des formats alternatifs : brumes d’oreiller, parfums solides, roll-ons ou huiles parfumées sont monnaie courante, notamment dans les boutiques lifestyle.
L’industrie japonaise excelle aussi dans l’intégration d’ingrédients locaux, souvent issus de l’agriculture traditionnelle ou de la cueillette sauvage. Le yuzu (agrumes frais et acidulés), le hinoki (cyprès japonais), le kinmokusei (osmanthus doré) ou encore le matcha sont autant de matières olfactives emblématiques, à la fois identitaires et universelles.




Côté distribution, les marques japonaises maîtrisent aussi l’art du retail expérientiel : les boutiques sont pensées comme des cocons sensoriels, entre minimalisme visuel et sophistication high-tech. Tester un parfum ne se fait jamais dans le tumulte : on s’y installe, on respire, on prend le temps. C’est toute une philosophie du respect de l’odorat, presque méditative, qui se déploie dans les points de vente.
Enfin, notons que le Japon joue aussi un rôle clé dans l’industrie en tant que marché test : beaucoup de marques étrangères lancent leurs innovations là-bas en premier, pour évaluer l’accueil d’un public exigeant et attentif au moindre détail. Si un parfum fonctionne au Japon, il peut fonctionner partout.
Tendances et innovations dans la parfumerie japonaise
Discrète mais en pleine effervescence, la scène olfactive japonaise connaît aujourd’hui un renouveau marqué par l’émergence de nouvelles marques indépendantes, d’une consommation plus sensorielle, et d’une approche plus émotionnelle que jamais.
Une première tendance forte : le retour à l’artisanat et aux matières locales. Des maisons comme Di Ser, basée à Sapporo, ou Parfum Satori à Tokyo, créent des fragrances en petites séries, à partir d’ingrédients rares, parfois cultivés ou distillés sur place. Leurs créations intègrent des éléments typiquement japonais comme le shiso, le kōdō-matsu (pin de cérémonie) ou encore le kinmokusei, cette petite fleur orangée qui embaume les rues japonaises à l’automne. On est ici dans une parfumerie d’auteur, subtilement enracinée dans la nature nippone, à mille lieues des tendances globalisées.
Autre mouvement marquant : la parfumerie fonctionnelle. Le parfum devient un outil du quotidien pour apaiser, concentrer, réconforter. Ce courant s’inspire des pratiques zen et des médecines douces : les marques développent des parfums “anti-stress”, “réveil matinal”, “mémoire olfactive”. Ces produits sont souvent vendus comme des “aroma mists”, des huiles ou des bâtons parfumés, à utiliser en rituel personnel. Le succès de ces gammes montre à quel point le parfum est perçu au Japon comme un prolongement du bien-être, plus que comme un marqueur social.
Sur le plan de l’innovation technologique, le Japon reste à l’avant-garde. Certaines entreprises explorent déjà la parfumerie numérique, à travers des diffuseurs intelligents ou des collaborations entre parfumeurs et ingénieurs. Des dispositifs permettent de programmer des odeurs selon les moments de la journée ou même selon son humeur. Une marque comme Scentee Machina, par exemple, propose un diffuseur connecté designé comme une œuvre d’art, pilotable via smartphone.
Enfin, les jeunes générations japonaises redéfinissent leur rapport au parfum. Moins contraints par les normes de discrétion, ils s’ouvrent à des sillages plus affirmés, à des parfums d’auteur internationaux, tout en valorisant une consommation éthique, transparente et locale. Les parfums végan, sans alcool, aux ingrédients traçables séduisent de plus en plus. L’émotion, la sincérité de la démarche et l’histoire derrière le flacon priment souvent sur le prestige de la marque.
Et comme un clin d’œil symbolique, les sakura ; éternelle métaphore du temps qui passe, continuent d’inspirer de nombreuses créations olfactives saisonnières, aussi bien chez les marques locales qu’internationales. Chaque printemps, les rayons des parfumeries se teintent de rose pale, dans une tradition olfactive devenue un rendez-vous culturel à part entière.
La parfumerie au Japon ne se crie pas, elle se devine, comme une senteur de sakura portée par le vent. Tout sauf une copie du modèle occidental, elle suit son propre chemin : un art de la discrétion, du geste juste, du temps suspendu. Elle parle à voix basse, mais dit souvent l’essentiel.
Entre une tradition millénaire de l’encens et une modernité high-tech tout en finesse, elle propose une autre manière de penser l’odeur : plus intérieure, plus poétique, parfois méditative. Dans une époque saturée de stimuli, cette approche sensible et respectueuse de l’odeur apparaît presque comme une forme de résistance : ralentir, respirer, ressentir.
À l’heure où la parfumerie mondiale tend à se standardiser, le Japon, lui, trace une voie unique, et peut-être essentielle. Il redonne au parfum sa fonction originelle : marquer l’instant, sans l’alourdir.
Et si le futur du parfum se jouait justement dans cet art du silence et de la fugacité, comme celui des cerisiers en fleurs ?
L’odorat est un sens souvent sous-estimé, pourtant, il structure profondément notre rapport au monde. Il influence nos souvenirs, nos émotions et même nos interactions sociales. Mais que se passe-t-il lorsque ce sens est absent ? C’est la réalité des personnes atteintes d’anosmie, une condition qui peut être congénitale ou acquise.
Vivre sans odorat bouleverse la perception des saveurs, l’appréciation des parfums et la sécurité du quotidien. Pour ces personnes, sentir un parfum ne se résume pas à une simple expérience olfactive, mais devient un véritable défi d’interprétation à travers d’autres sens. Comment définissent-elles une odeur ? Quelles stratégies adoptent-elles pour choisir un parfum ? Et comment l’industrie de la parfumerie tente-t-elle de rendre cet univers plus accessible ?
Cet article plonge dans le monde des anosmiques et explore les solutions mises en place pour les aider à percevoir les senteurs autrement.

Comprendre le monde sans odeur de l’anosmie
Qu’est-ce que l’anosmie ?
L’anosmie est la perte totale de l’odorat. Elle peut être congénitale (présente dès la naissance) ou acquise suite à une maladie, un traumatisme crânien, une infection virale ou encore une exposition prolongée à des substances toxiques. Il existe aussi des formes d’anosmie partielle, où certaines odeurs sont encore perçues tandis que d’autres disparaissent complètement.
Selon l’association Anosmie.org , une proportion importante de la population est touchée par des troubles olfactifs à différents degrés. Pourtant, cette condition reste largement méconnue et peu médiatisée. Contrairement à la perte de la vue ou de l’ouïe, qui affecte directement notre perception et nos interactions, l’odorat agit souvent de manière discrète mais essentielle. Sa disparition peut pourtant avoir des répercussions majeures sur la vie quotidienne.
Une perte sensorielle aux multiples conséquences
Perdre l’odorat n’est pas simplement une gêne passagère, c’est une transformation profonde de la perception du monde. L’anosmie entraîne des modifications dans trois grands domaines :
L’alimentation et le goût : L’odorat joue un rôle clé dans la perception des saveurs. Sans lui, les aliments perdent une grande partie de leur complexité aromatique. Une fraise n’a plus de goût sucré-fruité, mais se résume à une sensation douce et légèrement acidulée sur la langue. Le chocolat devient une simple texture crémeuse, sans ses notes gourmandes et réconfortantes. Les anosmiques doivent s’adapter en privilégiant des plats aux textures variées et aux sensations en bouche plus marquées, comme le piquant du piment ou l’acidité d’un agrume.
Les émotions et la mémoire : L’odorat est directement connecté au système limbique, la zone du cerveau qui gère les émotions et la mémoire. Une odeur peut instantanément raviver un souvenir d’enfance ou procurer une sensation de bien-être. Privés de cette connexion olfactive, de nombreux anosmiques rapportent un sentiment d’isolement émotionnel, comme s’ils avaient perdu un lien avec leur passé sensoriel.
La sécurité et la perception de soi : L’odorat est un mécanisme d’alerte naturel. Il permet de détecter une fuite de gaz, un incendie naissant ou encore la dégradation des aliments. Les anosmiques doivent compenser cette perte en adoptant des réflexes de sécurité, comme utiliser des détecteurs de fumée et de gaz ou demander à leurs proches de vérifier la fraîcheur des aliments. Ils perdent aussi la capacité de percevoir leur propre odeur corporelle, ce qui peut être source d’inquiétude dans les interactions sociales.
Une prise de conscience tardive
L’anosmie est souvent diagnostiquée tardivement, car elle ne provoque pas de gêne immédiate dans la communication avec les autres, contrairement à la surdité ou à la cécité. De nombreuses personnes anosmiques congénitales ne réalisent leur condition qu’à l’adolescence, lorsque les expériences olfactives prennent une place plus marquée dans la vie sociale et intime.
C’est le cas de Marie-Soline, anosmique de naissance, qui n’a réellement pris conscience de son absence d’odorat qu’à l’âge de 15 ans. Comme ses amies, elle souhaitait choisir un parfum pour elle-même, mais en magasin, elle ne sentait rien. Elle ne comprenait pas ce que signifiait « un parfum boisé » ou « une note florale ». « J’avais l’impression d’être exclue d’un monde que tout le monde comprenait sauf moi », raconte-t-elle. Son entourage, n’ayant jamais remarqué ce manque, n’a pas prêté attention à son ressenti, considérant que l’odorat n’était pas un sens essentiel.
À 18 ans, elle tombe par hasard sur un reportage sur l’anosmie. Intriguée, elle consulte un ORL, qui lui prescrit une IRM. Le verdict est sans appel : elle n’a jamais eu de bulbe olfactif. « Ce fut à la fois un choc et un soulagement. J’avais enfin une explication », dit-elle.

Une condition encore mal comprise
Contrairement à la cécité ou à la surdité, l’anosmie est un handicap invisible. Il ne modifie pas l’apparence ou la communication verbale, ce qui le rend souvent incompris par l’entourage. Les anosmiques doivent souvent expliquer leur condition à leurs proches, qui ont du mal à imaginer un monde sans odeurs.
Marie-Soline explique qu’il lui arrive encore d’être confrontée à des incompréhensions : « On me tend une fleur en me disant ‘sens comme ça sent bon !’ et je dois rappeler que je ne perçois rien. Les gens oublient, parce que c’est un sens qui est automatique pour eux. »
L’anosmie est encore largement sous-diagnostiquée et peu reconnue par la société. Pourtant, elle impacte profondément la perception du monde, les relations sociales et même la santé mentale de ceux qui en souffrent.
L’anosmie : un obstacle à la perception du parfum
Le parfum est bien plus qu’une simple odeur vaporisée sur la peau : il représente une identité, une signature olfactive unique. Pour une personne anosmique, ce langage invisible est totalement absent, ce qui pose un défi dans le choix et l’appréciation d’un parfum.
Dans un monde où les senteurs sont omniprésentes – que ce soit à travers la parfumerie, la gastronomie ou même l’atmosphère des lieux – les anosmiques doivent adopter des stratégies alternatives pour s’approprier cet univers sensoriel. Si pour la plupart des gens, le choix d’un parfum repose sur une expérience sensorielle immédiate, pour les personnes anosmiques, cette sélection se base sur d’autres critères, comme l’esthétique du flacon, les émotions véhiculées par le storytelling des marques ou encore l’avis de leur entourage.
Un rituel inaccessible
Se parfumer est souvent perçu comme un geste intime et sensoriel. Il s’agit d’un rituel qui ne se limite pas à une application sur la peau, mais qui englobe une expérience complète : le plaisir de découvrir une nouvelle fragrance, l’acte de tester différentes notes, et la satisfaction de porter une senteur qui correspond à son identité. Or, pour les anosmiques, ce rituel devient abstrait.
Marie-Soline, anosmique congénitale, explique qu’elle a pris conscience de sa condition lorsqu’elle a voulu, comme ses amies, se choisir un parfum. Lorsqu’elle est allée en magasin, elle s’est rendu compte qu’elle ne sentait rien et ne comprenait pas les descriptions des vendeuses : « c’est floral », « c’est boisé »… Elle trouvait cela étrange et cette expérience lui a révélé un décalage sensoriel qu’elle n’avait jamais réalisé auparavant.
L’importance du visuel et du toucher
Privées de l’olfaction, les personnes anosmiques développent d’autres sensibilités pour appréhender les parfums. L’un des éléments essentiels est le visuel. Les flacons deviennent une première indication sur l’univers d’un parfum :
Les flacons aux formes épurées et minimalistes évoquent souvent des compositions modernes et fraîches. Ceux ornés de dorures et de motifs baroques rappellent les parfums capiteux et sophistiqués.
Les couleurs jouent aussi un rôle : un jus bleu est souvent associé à la fraîcheur et à la mer, (oops Angel de Mugler!) tandis qu’un flacon rouge suggère une fragrance intense et sensuelle.
En parallèle, le toucher prend une place prépondérante. Certains anosmiques associent la description olfactive à une sensation physique. Marie-Soline explique ainsi qu’elle préfère les matières « douces » comme la vanille. Lorsqu’on lui décrit quelque chose de doux, elle l’imagine comme un doudou, confortable et réconfortant.
Se fier aux descriptions et aux émotions
Les mots sont une autre clé pour permettre aux anosmiques de comprendre un parfum. De nombreuses maisons de parfumerie investissent aujourd’hui dans un storytelling olfactif qui ne se contente plus de lister les notes de tête, de cœur et de fond, mais cherche à raconter une véritable histoire sensorielle.
Marie-Soline partage que lorsqu’elle doit choisir un parfum, elle se base sur la description que son entourage lui en fait en utilisant des références sensorielles accessibles pour elle. Ses proches lui décrivent les senteurs à travers d’autres repères sensoriels comme la texture ou la couleur. Par exemple :
- Un parfum poudré sera comparé à la douceur d’un tissu en velours.
- Un parfum boisé évoquera la sensation rugueuse d’un tronc d’arbre sous la main.
- Une note épicée pourra être décrite comme une chaleur qui picote sur la langue.
L’impact des avis extérieurs
Enfin, de nombreux anosmiques s’appuient sur leur entourage pour faire leur choix. Ils demandent à leurs proches de sentir les parfums pour eux et de leur donner un avis sincère. Marie-Soline explique qu’elle choisit ses parfums en fonction des recommandations de ses proches : « Si on me dit que ce parfum me correspond, alors je l’adopte. Je n’ai pas d’autre moyen de savoir. »
Une approche différente mais tout aussi significative
Bien que les anosmiques ne puissent pas ressentir le parfum comme la majorité des gens, leur relation aux fragrances n’en est pas moins profonde. Ils développent une manière unique et intime de choisir leurs senteurs, en s’appuyant sur les autres sens, sur leur imagination et sur la narration qui accompagne chaque fragrance.
Dans la prochaine section, nous verrons comment certaines maisons de parfumerie innovent pour rendre l’expérience olfactive accessible au-delà du seul sens de l’odorat.
Comment définit-on des odeurs et des parfums sans odorat ?
Les anosmiques développent des stratégies pour appréhender l’univers olfactif en s’appuyant sur d’autres sens. Sans pouvoir percevoir directement les senteurs, ils utilisent des analogies basées sur la texture, la vision, le langage ou même la musique.
Par la texture et les sensations
Marie-Soline se fie à l’avis de ses proches qui lui décrivent les senteurs en utilisant des comparaisons avec le toucher. Un parfum « doux » évoquera pour elle une sensation de confort similaire à celle d’un doudou en peluche. De même, elle préfère les notes vanillées, qu’elle associe instinctivement à une texture enveloppante et rassurante.
Par la vue et les couleurs
La couleur joue un rôle important dans l’imaginaire olfactif des anosmiques. Les parfums verts sont souvent perçus comme frais et naturels, tandis que les flacons dorés évoquent la chaleur et l’élégance. Marie-Soline applique cette logique pour ses choix alimentaires : elle privilégie les aliments aux couleurs vives et aux textures qu’elle apprécie, comme les tisanes aux fruits rouges, dont elle aime la teinte éclatante et la légère acidité.
Par les mots et les émotions
Les descriptions des parfumeurs aident les anosmiques à se projeter dans une expérience sensorielle. Un parfum décrit comme « une promenade en forêt après la pluie » ou « un cocon de vanille et d’ambre réconfortant » permet d’évoquer un univers qui, bien que non perceptible olfactivement, peut être ressenti à travers l’imagination.
Par la musique et les sons
Certaines maisons de parfumerie ont exploré les liens entre la musique et les senteurs. L’Orchestre Parfum, par exemple, associe chaque fragrance à une mélodie, permettant ainsi aux personnes anosmiques d’imaginer un parfum à travers le prisme de la musique. Les notes de tête deviennent alors des sons aigus et cristallins, les notes de cœur des accords chaleureux, et les notes de fond des basses profondes et envoûtantes.
Les marques de parfums et l’expérience sensorielle au-delà de l’odorat
Face au défi de l’anosmie, certaines marques proposent des approches innovantes pour rendre la parfumerie accessible au-delà du sens olfactif.
L’Orchestre Parfum : quand le parfum devient musique
Fondée par Pierre Guguen, L’Orchestre Parfum propose une approche unique où chaque fragrance est associée à une composition musicale. Cette expérience multisensorielle transforme le parfum en une mélodie que l’on peut ressentir autrement qu’avec l’odorat.
Les créations de la marque intègrent des instruments et des rythmes reflétant l’âme de chaque fragrance, permettant aux personnes anosmiques de les appréhender par le biais du son. Plutôt que de simplement décrire des notes olfactives, L’Orchestre Parfum invite à écouter les senteurs, offrant une immersion sensorielle où l’olfaction devient une expérience auditive. Cette approche novatrice élargit la manière dont le parfum peut être perçu, rendant l’univers olfactif plus inclusif et accessible.
Viktor & Rolf : une expérience visuelle et narrative
Certaines marques, comme Viktor & Rolf, misent sur des flacons sculpturaux et des campagnes visuelles impactantes. À travers des designs iconiques, comme le célèbre flacon en forme de grenade de Flowerbomb ou la silhouette en nœud de Bonbon, la marque crée une identité forte qui transcende l’olfaction. Ces objets deviennent des symboles de désir et d’émotion, offrant une expérience sensorielle où le regard et le toucher remplacent l’odorat.


De plus, les campagnes publicitaires de Viktor & Rolf jouent sur une narration immersive, mettant en scène le parfum dans des univers artistiques et oniriques. Ces mises en scène permettent aux personnes anosmiques de s’approprier un parfum autrement, en l’associant à un univers sensoriel fort. Le parfum peut alors être perçu au-delà du seul sens olfactif. exemple: Spicebomb Infrared et le son qui fait monter la chaleur du corps: https://www.youtube.com/watch?v=Pg6KNZZUCPs
J’emme : une approche olfactive innovante et inclusive
La marque belge J’emme, fondée par Julie Tinant, associe ses parfums à des pierres semi-précieuses, offrant une expérience sensorielle où visuel, toucher et énergie remplacent l’olfaction. Chaque fragrance est liée à une pierre spécifique, comme Après l’Aurore et la citrine, symbolisant confiance et optimisme.
Les flacons, contenant des cristaux visibles, créent une interaction tactile et visuelle, permettant aux anosmiques de ressentir leur parfum autrement. J’emme privilégie un storytelling immersif, mettant en avant émotions et intentions plutôt que des descriptions purement olfactives. Cette approche innovante redéfinit la parfumerie en la rendant plus inclusive et accessible aux personnes privées d’odorat.


L’anosmie est bien plus qu’un simple déficit sensoriel. Elle impacte profondément la qualité de vie, la perception de soi et les interactions sociales. Grâce aux avancées scientifiques et aux innovations technologiques, l’espoir d’une prise en charge plus efficace se profile à l’horizon.
En attendant, la sensibilisation reste essentielle pour mieux comprendre cette condition et offrir des solutions adaptées aux personnes anosmiques, que ce soit dans leur quotidien ou à travers des initiatives plus inclusives dans le monde de la parfumerie et de la gastronomie.