Le parfum et la guerre
À l’occasion de la commémoration du 11 novembre, journée marquant la fin de la Première Guerre Mondiale, notre réflexion olfactive nous amène à explorer un angle inattendu : la relation entre la parfumerie et la guerre. Ces deux univers semblent éloignés, et pourtant, l’histoire nous révèle un lien intime, riche en créations et symbolismes. C’est un voyage olfactif entre résilience et renouveau que nous vous proposons de découvrir.
Les corrélations olfactives entre parfum et guerre
La guerre, avec ses conflits et ses tumultes, semble à première vue antithétique à la finesse et à l’harmonie que représente la parfumerie. Pourtant, l’histoire de l’art olfactif et des grandes confrontations mondiales sont étonnamment entrelacées, tissant des liens profonds et complexes qui méritent d’être explorés.
Les influences croisées : matières premières et économie
La première corrélation entre parfum et guerre est au niveau des matières premières. Les conflits mondiaux ont souvent bouleversé les routes commerciales et les disponibilités de certaines essences précieuses. La seconde guerre mondiale a contraint les parfumeurs à se réinventer, à cause de la pénurie de matières premières naturelles, donnant naissance à l’utilisation accrue de molécules de synthèse.
Les pénuries dues au blocus des guerres sont aussi à l’origine de nouvelles façons de créer et porter le parfum : aux Etats-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, face à la pénurie d’alcool à parfum nécessaire à la confection des eaux de toilette, , les fabricants américains s’adaptèrent en créant des alternatives innovantes: extraits plus concentrés donc contenant moins d’alcool), crèmes et poudres parfumées, parfums solides et huiles de bain.
En Espagne, pendant la guerre civile (1936-39) et les années qui suivirent, il était impossible d’importer des matières premières pour les parfums. L’autosuffisance était de rigueur C’est ainsi qu’Agua Lavanda, le premier produit phare de Puig lancé en 1940, fut créé avec des matières méditerranéennes locales : lavandin, sauge, romarin, thym, lavande, ciste labdanum… Une Eau de cologne qui, de plus, collait parfaitement aux valeurs traditionnelles portées par le régime franquiste
Au-delà de l’économie, il y a la symbolique. Les parfums nés pendant ou juste après les périodes de guerre portent souvent en eux l’esprit de leur époque. Ils deviennent des emblèmes, des actes de résilience, véhiculant cet esprit de renouveau et d’optimisme, et marquant le retour à la vie et la reconstruction.
Le parfum comme mémoire : conservation et transmission
Le parfum a cette faculté unique de capturer et de conserver la mémoire. Les créations olfactives inspirées par les périodes de guerre sont des vecteurs de transmission historique, évoquant non seulement la mémoire collective mais également les histoires personnelles. Elles permettent de ne pas oublier, d’enseigner, et de continuer à raconter l’histoire à travers les sens.
Notes olfactives : échos de la guerre dans l’art de la parfumerie
Au cœur de la parfumerie, les notes olfactives associées à la guerre évoquent des souvenirs puissants et complexes.
Prenons la note de poudre à canon, par exemple, dont l’odeur métallique et sulfureuse rappelle instantanément les champs de bataille et les détonations lointaines. Cette note, utilisée avec parcimonie, confère aux fragrances une dimension à la fois minérale et audacieuse.
La fumée, quant à elle, évoque les feux de campement et les paysages après l’affrontement, son caractère boisé et brûlé augmentant la profondeur et le mystère. Lorsqu’elle intègre la composition d’un parfum, la fumée apporte une dimension à la fois aérienne et sombre, comme un phénix renaissant des cendres de la dévastation.
Le cuir est une autre note qui trouve ses racines dans les équipements militaires : bottes, ceinturons et harnais. Rappelons que les premières notes de cuir en parfumerie, étaient apportées par le bois de bouleau, avec lequel les Cosaques entretenaient leurs bottes et qui donnait au cuir une odeur bien spécifique. Cette note incarne la robustesse et la force, mais aussi une forme de noblesse et de raffinement. En parfumerie, le cuir se révèle souvent chaleureux et sensuel, une allusion subtile aux armures que l’on revêt pour faire face aux épreuves.
Le brouillard est plus abstrait mais tout aussi évocateur : il rappelle l’inconnu et l’incertitude, la dissimulation des mouvements et des stratégies. Il est souvent suggéré par des notes aqueuses ou ozoniques, apportant une fraîcheur qui se joue de la clarté et des contours nets, évoquant l’ambiguïté des époques troublées.
Enfin, la terre – humide, fertile, retournée par les tranchées, est particulièrement évocatrice. Elle parle de la mort et de la vie, du cycle inéluctable que la guerre met en exergue avec brutalité. Dans les compositions olfactives, la terre nous reconnecte avec la nature et avec la base de notre existence, avec des accords chyprés ou des notes de vétiver, de mousse de chêne, etde patchouli qui ancrent les parfums et leur donnent une résonance unique.
Ces notes olfactives ne racontent pas simplement une histoire de guerre ; elles racontent aussi une histoire de résilience humaine, d’adaptabilité et, ultimement, d’espoir.
Quelques parfums symboliques
Chanel N°5 : une légende en temps de guerre
N°5 est un pilier de la parfumerie, un parfum qui a défié les époques et les tendances depuis sa création en 1921 par Ernest Beaux pour Gabrielle Chanel. Sa composition, une alchimie complexe de notes florales avec un surdosage d’aldéhydes, a apporté une révolution olfactive avec un bouquet exceptionnellement moderne et abstrait. Pendant l’Occupation de la Rhénanie, alors que la France était marquée par la guerre, Chanel N°5 a continué à être un emblème de l’élégance française. Sa capacité à rester en production a offert une forme de résistance culturelle, un rappel de la beauté et du raffinement en contraste avec les temps sombres. Le parfum a transcendé son époque pour devenir un symbole de survie et de continuité, offrant une touche de luxe et de normalité dans un monde autrement chaotique. Un luxe à la française qui s’exporta outre-atlantique aussi grâce aux soldats américains qui au retour de la guerre, rapportèrent à leur femme ce chic souvenir de Paris…
Vent Vert : une ode à la liberté
Vent Vert, lancé par Balmain en 1947, est souvent célébré comme le premier parfum à capturer l’essence du renouveau de l’après-guerre. Conçu par le nez légendaire de Germaine Cellier, ce parfum est un véritable pionnier dans le monde de la parfumerie, introduisant un vent de fraîcheur dans une ère dominée par les senteurs lourdes et opulentes. Le nom lui-même, « Vent Vert », est évocateur de la libération et du souffle de liberté tant attendu après les années sombres de la guerre. Ses notes de tête sont un éclat de verdure, un mélange innovant de galbanum, basilic et citron qui signifiaient un départ audacieux des conventions de l’époque. Le cœur floral s’ouvre sur des arômes de rose, de jasmin et d’ylang-ylang, évoquant la renaissance de la nature au printemps. Le fond boisé avec des touches de vétiver et de musc ancre le parfum dans une sensation de force tranquille. Vent Vert n’est pas simplement un parfum, c’est une déclaration d’espoir et un hymne à la vie qui reprend ses droits.
L’Air du Temps : symphonie de paix
L’Air du Temps de Nina Ricci, créé en 1948, est un autre trésor olfactif qui a capturé l’esprit de l’époque d’après-guerre. Conçu par le parfumeur Francis Fabron, ce parfum incarne l’aspiration universelle à la paix et à l’harmonie dans un monde qui sortait à peine de l’ombre de la guerre. Le flacon, surmonté de deux colombes enlacées, est un symbole puissant de paix et de pureté. La fragrance elle-même est un mélange délicat et féminin, ouvrant sur des notes pétillantes d’épices et de bergamote qui introduisent un cœur fleuri de rose et de jasmin. L’ajout de l’iris apporte une touche de poudre, un rappel de la douceur et de l’innocence retrouvée. Le fond mêle bois de santal et musc, créant un sillage qui parle de calme et de réconfort. L’Air du Temps est plus qu’un parfum, c’est un message encapsulé dans un flacon, une promesse d’une ère nouvelle chargée d’optimisme et de joie.
L’Art de la Guerre : réflexion olfactive moderne
“L’Art de la Guerre » de Jovoy créé par Vanina Muracciole, bien que plus récent dans le monde de la parfumerie, établit un lien conceptuel avec la stratégie chinoise de Sun Tzu, dont les écrits sont connus pour leur profonde compréhension des dynamiques de conflit et de paix. Lancé en 2014, ce parfum est une interprétation olfactive de la stratégie et de la tactique, reflétant la complexité et la profondeur de l’œuvre de Sun Tzu. La fragrance s’ouvre sur des notes d’agrumes et fraîches, symbolisant la clarté de l’esprit nécessaire à la stratégie. Le cœur épicé représente les manœuvres et les mouvements imprévisibles de la bataille, tandis que le fond cuiré évoque les armures des guerriers. La présence de vétiver et de patchouli dans le sillage apporte une dimension terrestre et robuste, rappelant que toutes les stratégies sont finalement ancrées dans le terrain, dans la réalité du monde. « L’Art de la Guerre » est un hommage aux principes de la discipline, de la patience et de l’intelligence tactique.
La parfumerie, à l’image des fleurs qui repoussent sur les champs de bataille, est un art résilient qui non seulement survit aux époques sombres mais s’en inspire pour créer. Ces parfums historiques ne sont pas seulement des témoins olfactifs d’une époque révolue, mais des ponts vers l’avenir. En ce 11 novembre, rappelons-nous que chaque note de ces parfums porte en elle l’esprit d’une époque, la mémoire d’une lutte et l’espérance d’un monde en paix.